Roland Recht, « Une histoire de l’humanité souffrante » publié dans « l’Atlas en mouvement » édité chez Textuel en 2022.

Le nom d’« atlas » est donné pour la première fois à un livre en 1595 lorsque paraît l’Atlas sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura de Gerardus Mercator, dont le frontispice est décoré d’une grande niche architecturée dans laquelle le géant Atlas contemple un globe céleste en même temps qu’un globe terrestre posé au sol. L’ouvrage est composé d’un ensemble de magnifiques planches représentant la terre et le ciel.
Mathieu Pernot ouvre son Atlas en mouvement par des planches d’astronomie légendées par un réfugié syrien, l’astronome Muhammad Ali Sammuneh. Il s’inscrit ainsi d’emblée dans une tradition éditoriale en partie consacrée à la cosmographie, au même titre que le fameux Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, dans le sillage duquel il se place d’ailleurs délibérément. J’aimerais évoquer quelques convergences, telles qu’elles m’apparaissent, entre ces deux atlas.
Celui de Mathieu Pernot montre une empreinte de main, indice d’une présence active. La main révèle une identité d’abord, mais aussi une activité productrice de sens. Elle laisse des traces de son déplacement dans le temps et dans l’espace. Elle reconstitue l’itinéraire emprunté par le migrant depuis le départ de son pays d’origine. Elle saisit la conjonction des astres à tel moment du périple. La main écrit ou dessine afin que la langue de l’exilé s’approprie celle de l’hôte. Lors de ce processus il faut renommer le monde.
« J’ai connu – je connais encore ! – la souffrance que cause l’inadéquation des mots et des choses », écrit Tobie Nathan : « Je suis un immigré. Ce me fut longtemps une honte. C’est resté une douleur. » Et il poursuit : « Émigrer, c’est toujours perdre la certitude du monde, la croyance en sa fiabilité et la sensation de sa propre identité – je veux dire l’illusion qu’on est identique à soi-même, qu’il existe un même soi qui était là hier et qui sera encore là demain… Lorsqu’on émigre, cette sensation se désagrège en quelques instants, comme ces momies qui partent en poussière quand les effleure un rayon de lumière. On est vite dominé par le sentiment de sa propre contingence. On apprend que si on est soi-même, c’est par hasard, qu’on pourrait aussi bien être un autre, qu’on le sera peut-être demain. »
Lorsque les migrants quittent leurs embarcations de fortune pour rejoindre la terre ferme, des traces de pas s’impriment dans le sable, avant que les vagues ne les effacent. Ces empreintes marquent le seuil d’un monde nouveau, souvent hostile, une étape d’un chemin qui s’avérera encore long et périlleux.
La trace d’un pas est toujours l’indice d’une histoire. À partir d’elle, on peut, tel Daniel Defoe dans son Robinson Crusoé, dérouler un récit. La trace appelle l’histoire. C’est pourquoi, comme le note Carlo Ginzburg, « le chasseur aurait été le premier à “raconter une histoire” parce qu’il était le seul capable de lire, dans les traces muettes […], une série cohérente d’événements ». La trace n’est jamais le résidu mutique de quelque chose : elle peut donner accès à un monde. Mais elle est la plupart du temps une énigme, unique indice qu’une histoire a déposé là.
Dans la nature, Mathieu Pernot a procédé à un relevé de traces indiciales : des pans de vêtements ou de couvertures accrochés à la végétation de la « jungle » de Calais. Sur l’île de Lesbos, des vêtements sont abandonnés dans des décharges. Dans les maisons détruites de Mossoul, de pâles photographies comme traces d’existences, sur lesquelles on peut mettre des visages d’enfants. Cette identité perdue, nous la percevons dans les corps recouverts de bâches semblables à des linceuls, près du jardin Villemin à Paris. Et lorsque Mohamed Abakar enveloppe des statues ou des vases dans les jardins publics, il en fait des répliques de son propre anonymat – une identité soustraite à la vue des passants.
Autour du feu : le feu qui vivifie. Les flammes dansent et forment des figures étranges, tantôt couchées, tantôt verticales, en plusieurs épaisseurs de couleur. La joie d’une famille serrée autour du feu, les seuls sourires captés par le photographe. Mais le feu qui détruit, qui embrase les tentes ou les baraquements de Lesbos perd toute beauté, laissant se dresser dans la nuit de grands spectres. Et puis, il y a les cahiers d’écolier aux contours calcinés. Quelques mots ont résisté à l’effacement par le feu. Là le travail de Mathieu Pernot s’apparente davantage à celui de l’archéologue : avec une extrême précaution il prélève des fragments d’histoire intime afin de les intégrer dans une sorte de stratigraphie de ce que le feu a brutalement arraché au passé, et défiguré. Le feu provoque une ligne de partage entre ce qui se vivait, s’inscrivait chaque jour, et des bribes d’une narration ancienne qu’il n’est plus possible de reconstituer. Nous avons d’autant plus besoin de donner du sens que les traces sont infimes.
Tout au long de milliers de kilomètres, les vêtements se sont peu à peu dispersés aux quatre vents. On s’est aussi dépouillé de ce qui restait d’une vie que l’on voulait quitter. Puis on tente de remédier au froid, rencontré plus au nord, à l’aide de défroques nouvelles.
En réalité, L’Atlas en mouvement offre différentes entrées. On pourrait l’aborder par les cartes de la Méditerranée, de ce « cimetière marin » où ont péri des milliers de migrants. Semblables à des portulans – où les navigateurs du Moyen Âge indiquaient les étapes auxquelles ils pouvaient se fier –, voici à présent les cartes fixant les coordonnées des naufrages meurtriers.
Corps torturés : Najah Albukaï raconte à l’aide d’un tracé nerveux ce qu’il a subi dans les geôles de Damas. Et soudain les oliviers tuméfiés, amputés, du camp de Mória se lisent comme de grands hiéroglyphes tragiques. Cependant, malgré leur apparente décrépitude, de solides racines les retiennent encore à la terre.


D’un atlas l’autre
L’autre atlas à présent, celui que Mathieu Pernot avait à l’esprit : L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg. Il s’inscrit, lui, dans une tradition éditoriale du XIXe siècle comprenant des atlas ethnographiques, encyclopédiques, anatomiques, etc. : une réunion de planches illustrant des thèmes ordonnés d’une manière systématique. Un des exemples connus de Warburg est l’Ethnologisches Bilderbuch d’Adolf Bastian, le fondateur du musée d’art populaire de Berlin (1868). Et il est vrai que la planche d’un atlas présente des similitudes avec la salle d’un musée. Le double principe de la simultanéité perceptive et de la vue d’ensemble est propre aux deux dispositifs.
En 1926, Warburg parle pour la première fois d’un atlas d’images ; peu de temps auparavant, il s’est intéressé de près à des atlas relatifs aux grandes voies de circulation maritime et à l’histoire du commerce. Avant de devenir un livre, son atlas est élaboré à l’aide d’un ensemble de grands châssis recouverts de toile de jute noire sur lesquels il agrafe des reproductions photographiques d’images – tableaux, sculptures, gravures, dessins, illustrations de presse, etc. –, souvent plusieurs dizaines par planche.
Que représentaient ces planches ? Des images regroupées par thèmes : par exemple, la planche 23a porte l’en-tête suivant : « Le corps régulier comme micro- univers : dé lancé pour tirer les sorts. Feuillettement d’un livre comme lecture de l’univers […]. Représentation de la roue de la Fortune comme fatum inéluctable. » Les dix images qui figurent sur cette planche sont extraites, entre autres, du Libro delle sorti de Lorenzo Spirito paru à Pérouse en 1482.
Disposés tout autour de la bibliothèque ovale, ces panneaux servent à illustrer ses propres conférences, mais aussi celles des savants qu’il invite à parler. La vision simultanée offre à ses yeux un grand avantage sur les projections lumineuses. Souvent, le dispositif n’est pas supprimé après les conférences, mais demeure en place pour les auditeurs ou les lecteurs de la bibliothèque. Très tôt, on comprend que bibliothèque et planches se complètent. Le projet de publier ces planches sous la forme d’un atlas a été envisagé par Warburg en l’accompagnant du catalogue de sa bibliothèque : cette proposition éditoriale avait alors une visée encyclopédique et une parfaite cohérence. Son titre était trouvé : Atlas Mnémosyne, en référence à la déesse de la mémoire.
Pour Warburg, une image n’est pas la représentation figée d’une action, elle est un champ de forces. Elle agit donc à double titre, en tant que représentation et en tant qu’action représentée. La forme est chargée de véhiculer une énergie qui subsiste sous l’aspect d’un symbole lors de ses migrations successives : par exemple, la force agissante dans les représentations antiques est en quelque sorte réinvestie dans celles qu’élaborent les artistes florentins de la Renaissance lorsqu’ils réalisent les commandes de la bourgeoisie. Le paradigme de cette migration est la figure de la nymphe dont la force expressive s’exprime dans le drapé et la chevelure agités par le vent, l’un comme l’autre caractérisés par Warburg comme des « formules de pathos » (Pathosformeln). La « formule de pathos » est la mise en mouvement d’une partie du corps ou encore d’un accessoire matériel afin de renforcer l’expressivité d’une action. Elle rend visibles la pensée et les émotions. Sans elle, l’attention du spectateur ne serait pas sollicitée : c’est elle qui, d’une certaine manière, le fait entrer à son tour dans l’action représentée.


La traversée des émotions
L’analogie entre L’Atlas en mouvement et L’Atlas Mnémosyne réside avant tout dans la relation au corps qu’établissent l’un comme l’autre. Et ce qu’ils ont retenu, ce sont ces deux aspects de la civilisation que Warburg nomme « orientation », aussi bien spirituelle que physique, et « expression ». L’image est pour lui à la fois un instrument d’orientation et le registre par excellence de l’expression. Les constellations étoilées ont été, pour l’homme archaïque, un livre dans lequel il pensait pouvoir déchiffrer son destin et celui des siens. (L’une des planches de Mnémosyne regroupe « différents systèmes de relations – cosmique, terrestre, généalogique – dans lesquels l’homme est engagé ».) Cette tentation reposait sur une analogie profonde ressentie dès les origines, entre le microcosme et le macrocosme. (Une autre planche récapitule « différents degrés de projection du système cosmique sur l’homme ».) Le corps compris comme le modèle de l’univers entier qui devient ainsi accessible à la pensée.
Dans les planches composées par Mathieu Pernot, nous retrouvons une même attention au corps. À l’aide de ses prises de vues, il nous fait traverser tout un lexique d’émotions même lorsque le corps, donc le geste expressif, demeure invisible : les immeubles détruits de Homs, ou ces « toits » que les migrants ont aménagés tant bien que mal, tout ce qui a été abandonné du côté du métro Stalingrad, en 2016, les gilets et les bouées de sauvetage dans une décharge à Lesbos… La dépossession réduit le migrant à son corps. Envers et contre tout, il poursuit « une identité, non pas perdue, mais réfugiée dans un lointain avenir ».
Les migrants sont en quête d’un lieu où ils peuvent vivre, enfin, c’est-à-dire exercer librement toutes leurs facultés et leur sensibilité, exprimer leurs émotions, occuper une place qui leur est propre et qui leur confère des droits. Toutes choses dont leur pays d’origine les a privés, la plupart du temps avec violence. Le premier geste, durant cette quête, peut consister à retracer dans un cahier l’itinéraire de son voyage ou encore à « raconter son histoire ». Cela suppose une prise de distance : « La création consciente d’une distance entre soi et le monde extérieur, tel est sans doute », écrit Warburg en guise d’introduction à son atlas, « ce qui constitue l’acte fondamental de la civilisation humaine. » La culture, y compris l’art et la science, aurait pour fonction de mettre à distance tout ce par quoi l’homme se sent menacé. L’Atlas Mnémosyne se présente comme le corpus des formes que peuvent prendre les confrontations douloureuses de l’individu avec les autres individus ou avec la nature. Les représentations figurées que Warburg recueille dans son atlas illustrent, comme il le dit lui-même, une histoire de l’humanité souffrante. C’est de cette humanité souffrante que nous rapproche l’objectif de Mathieu Pernot.