Entretien de Mathieu Pernot et Jean François Chougnet publié dans « l’Atlas en mouvement » édité chez Textuel en 2022.

JFC — Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur le sujet des migrations ? Et comment ce projet, L’Atlas en mouvement, s’insère-t-il entre vos séries ou plus généralement dans votre parcours, fait de retours réguliers sur un certain nombre de motifs ?
MP — Quand je commence un projet, je n’imagine pas qu’il puisse prendre une autre direction que celle prévue initialement. Ces effets de retour sur un motif – le retravailler et lui donner un sens qui soit nouveau – apparaissent comme une nécessité à un moment donné ; à l’origine, le projet n’est pas construit avec cette intention-là. C’est d’autant plus vrai pour L’Atlas en mouvement et les travaux que j’ai entamés sur ce sujet, que je voulais silencieux et invisible dans les premières séries. C’est le cas par exemple de celles que j’ai faites dans la Jungle de Calais, ou sur des personnes qui dorment sur des trottoirs à Paris. Je trouvais intéressant de ne pas être dans le commentaire, de laisser au spectateur la possibilité d’imaginer et de ne pas voir directement ce qui était montré. Et puis bien souvent, je me rends compte qu’il y a un manque, sans bien savoir quelle est la nature de ce manque. À un moment, je peux trouver une réponse, un élément, mais plutôt que de continuer mon travail, je vais le démonter pour le remonter autrement. Ce fut notamment le cas lors d’un projet réalisé en 2016 à l’initiative du mémorial du camp de Rivesaltes. J’ai travaillé avec un groupe de personnes migrantes venant de Calais et j’ai confié à celles qui le voulaient des cahiers pour y écrire leur histoire dans leur langue maternelle. Les textes qui m’ont été rapportés ont été écrits en arabe, kurde, dari, oromo et tigrinya, écriture syllabique très ancienne que j’ai découverte à ce moment-là. J’ai alors réalisé que j’avais beaucoup à apprendre de ces personnes, dépositaires d’un savoir et d’une culture dont certains objets sont quelquefois conservés dans nos musées. Au-delà de la collecte de récits, il m’est apparu nécessaire de proposer une histoire des écritures, puis de construire des corpus savants et poétiques qui puissent traverser les disciplines. J’ai voulu inverser la perspective de la représentation de ces personnes et constituer avec elles un objet à dimension encyclopédique, qui nous en apprenne autant sur le monde que sur leurs histoires personnelles.

JFC — Quelle est la place du matériau photographique dans cet ensemble ? Vous faites allusion aux cahiers d’écolier, par exemple. Est-ce une manière de vous déprendre progressivement de votre point de départ artistique, très présent dans la plupart des séries antérieures ? On a l’impression qu’avec cette prolifération de matériaux émerge autre chose. Cela s’est-il imposé à cause du sujet, ou est-ce une trajectoire que vous avez eue sur d’autres projets ?
MP — La démarche est particulière à ce projet, même si j’ai toujours aimé mélanger différents corpus d’images photographiques pour les faire dialoguer autrement. Mais ici, la question s’est posée autrement et j’ai mis beaucoup de temps à trouver la réponse : comment pouvait-on inscrire les récits de ces migrants ? Sur quel support ? Quelle forme cela pouvait-il prendre ? La réponse est venue lors d’un cours de français donné par l’association Français langue d’accueil. Devant les cahiers d’écolier que les migrants utilisaient pour apprendre le français, j’ai reconnu quelque chose qui m’était familier – ayant moi aussi écrit sur ces mêmes cahiers quand j’étais enfant – et, en même temps, il y avait une dimension qui m’était étrangère : la transcription des mots dans leur écriture, que je ne comprenais pas. En discutant avec eux, j’ai pris conscience que, parmi les rares objets qui accompagnent les migrants au cours de leur voyage, on retrouve quasiment toujours ces cahiers. Ces pages de cahiers ont alors pris une place importante et sont devenues le support principal, celui sur lequel s’inscriraient les récits de ceux qui racontent leur histoire. Le cahier d’écolier convoque une mémoire individuelle et collective : c’est un objet face auquel nous nous sommes tous trouvés un jour. Ce support d’altérité et d’empathie nous est commun, sans que nous ayons besoin de comprendre ce qui y est écrit. Pendant que je réalisais ces collectes de récits, j’ai pensé qu’il serait également intéressant d’ouvrir encore davantage le corpus d’images, de ne pas le limiter à la photographie.

JFC — Est-ce aussi, en quelque sorte, une façon de sortir de la saturation d’images chocs sur le sujet des migrants, qui a marqué ces dernières années ? Ce n’est pas une critique mais une constatation : la photographie a joué un très grand rôle, surtout le photoreportage, dans les prises de conscience. On se souvient d’Alan Kurdi, l’enfant syrien mort sur une côte de Turquie, ou d’autres images extrêmement violentes. Le recours à d’autres matériaux, en apparence plus neutres, ne vous permet- il pas de prendre de la distance avec le caractère spectaculaire – dans le mauvais sens du terme – de l’image, auquel est très souvent associé le phénomène migratoire méditerranéen actuellement ?
MP — Les photographies montrant des migrants sont très souvent faites par des personnes qui n’ont pas vécu leur situation, qui documentent et montrent ce qu’elles voient d’un point de vue extérieur. J’ai eu l’envie de construire une iconographie qui s’envisagerait avec eux, de faire en sorte qu’ils ne subissent pas l’image faite par d’autres. À chaque fois que je rencontrais un réfugié qui souhaitait participer à ce projet, il s’agissait d’imaginer ce qu’il était possible de faire ensemble. Ali est un astronome syrien, Maryam une docteure afghane, Meron un jeune Érythréen sans qualification. Nous devions trouver ensemble une façon de produire une forme qui témoigne de leur histoire tout en convoquant une représentation qui s’adresse à tout le monde. C’est ainsi que l’atlas est apparu de lui-même, de façon progressive – sous le ciel d’Ali, devant la nature de Marwan, dans les anatomies de Maryam, etc. Il me semble important de dire que les corpus qui constituent cet atlas ne relèvent pas d’un programme préétabli mais du hasard des rencontres et de l’histoire de chacun. Au-delà de ces images réalisées à quatre mains existent une complexité et une diversité des productions. Il y a des photos dont je suis l’auteur, il y a des images que nous construisons ensemble et il y a enfin des formes produites par d’autres et dont je ne suis que le passeur : cela concerne aussi bien des travaux de réfugiés dont je trouvais qu’ils s’inscrivaient parfaitement dans cet atlas que des vidéos faites par des migrants, qu’ils m’ont envoyées par WhatsApp. J’avais rencontré certains d’entre eux dans le camp de Mória, où ils réalisaient eux-mêmes ces vidéos sur la vie du camp ou sur d’autres événements qu’ils vivaient ou dont ils étaient les témoins. Il y a des documents incroyables, aussi bien par le réel qu’ils dévoilent que par la nature du regard qui le restitue. Ils sont à la fois l’œil qui voit et le corps qui souffre. Les images tremblent, bégaient, mais résistent à la violence subie par celles et ceux qui les réalisent.

JFC — On peut comprendre le mot « atlas » dans son sens premier, au sens de l’atlas géographique du centre de documentation du collège – où il y avait toujours un atlas –, mais on peut aussi y voir une référence à L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, où l’on retrouve davantage l’idée de montage.
MP — On trouve effectivement dans cet Atlas en mouvement cette dimension géographique de l’atlas au sens classique, probablement parce que j’ai une grande passion pour les cartes. Elles apparaissent sous des formes différentes dans plusieurs corpus de cet ouvrage. Il y a celles qui dessinent les frontières du pays d’origine et d’autres, tracées sur des cahiers d’écolier, qui reproduisent le parcours des personnes entre leur point de départ et leur lieu d’arrivée. Les cartes marines identifient certains naufrages de migrants que je restitue par des descriptions factuelles, tels qu’ils sont résumés par les médias. Mais pour moi, l’atlas va dans le sens d’une mise en tension d’images différentes. J’ai été très sensible à L’Atlas Mnémosyne de Warburg, et plus globalement à la question du montage dont Didi-Huberman parle aussi. Cependant, il y a à mes yeux quelque chose de très particulier, lié au fait de parler d’une population spécifique qui à un moment doit quitter l’endroit où elle se trouve, qui migre, puis qui arrive ici. Une fois qu’elle arrive ici, je me demande ce que nous pouvons faire ensemble, et comment nous pouvons raconter cette histoire.

JFC — Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Warburg a choisi le mot « atlas », en référence aux premiers atlas existants, ceux du XVIe siècle, dans lesquels l’atlas était souvent la compilation, par ceux qu’on appelait à l’époque les cosmographes, de documents divers. Il n’y avait pas que des cartes dans ces atlas, mais aussi des vues, des documents… La réduction cartographique est beaucoup plus contemporaine. C’est pour cette raison que Warburg, nourri de tout cet imaginaire cartographique de la Renaissance, a choisi ce mot d’« atlas ».
MP — Le terme « Mnémosyne » utilisé par Aby Warburg renvoie à la question de la mémoire et de la survivance de certaines images dans notre imaginaire. Chez lui, ce sont le montage et les nouvelles mises en relation iconographiques qui créent le mouvement. Dans L’Atlas en mouvement, il s’agit d’un temps présent où tout est mouvement : les images, bien sûr, mais aussi ce qu’elles montrent ; le ciel, la mer, la nature, les hommes, tout est lié à la question du déplacement.

JFC — Pour entrer dans le détail du montage de cet atlas, pouvez-vous nous parler de l’articulation des différents chapitres ? Pourquoi avoir commencé par des planches d’astronomie ?
MP — L’étude des constellations célestes a permis aux humains de s’orienter, notamment au cours de leurs voyages passés, et les différents corps présents dans l’univers sont eux-mêmes animés d’un mouvement perpétuel. L’astronomie arabe a réalisé de grandes avancées scientifiques dans la compréhension que l’on avait de l’univers, ce dont témoignent de magnifiques manuscrits. Lorsque j’ai rencontré Ali, astronome syrien originaire d’Alep, j’ai compris que l’atlas devait commencer par des représentations du ciel et l’évocation de son histoire. Ali a dû fuir une ville détruite par les bombardements incessants menés par les forces aériennes russes et syriennes, qui évoluaient dans un ciel représentant alors une menace permanente. Pouvait-il voir autre chose que ce danger en regardant ce ciel qu’il aimait tant observer et étudier avant la guerre ? Menacé d’arrestation, il a dû quitter Alep pour tenter de rejoindre Paris où un collègue et ami astronome était prêt à l’accueillir. Il m’a raconté son voyage et nous avons reconstitué les vues de la voûte céleste correspondant à différents moments et endroits de son itinéraire grâce à un logiciel. Il a également traduit en arabe des noms de constellations et des représentations de la Terre vue du ciel. Il est celui qui nous fait entrer dans l’atlas, par la restitution d’un espace qui se trouve en dehors du temps de l’humanité souffrante dont il est l’une des figures. L’atlas est traversé par des représentations et des mouvements discontinus. Sa chronologie déroule des formes différentes qui dialoguent entre elles et construisent un récit. Il constitue selon moi un poème visuel qui fait rimer et s’entrechoquer les images. Le montage commence par ce qui relève d’une expérience commune à l’ensemble de l’humanité (être « sous les étoiles » ou « dans la nature ») pour finir par les récits biographiques écrits par ceux qui ont réussi à parvenir au bout de leur voyage (« arriver quelque part » et « raconter son histoire »). Entre les deux sont mis en forme des événements qui obligent une partie de l’humanité à « devoir partir », face à l’impossibilité de rester chez soi (« débris de vie », « des villes détruites »). Dans le mouvement qui anime le voyage, l’humanité, réduite au plus grand dénuement, affronte les questions essentielles des actions à mener et des épreuves à surmonter : « devoir partir », « prendre la mer », « éprouver son corps », « avoir un toit ». La tension qui traverse cet atlas réside dans le paradoxe suivant : tout ce qui est vivant est animé par un mouvement constant, mais l’espèce humaine est la seule dont une partie est empêchée de se déplacer librement.

JFC — Revenons à la genèse du projet. Le moment où il a commencé à se cristalliser, c’est celui de l’invitation assez singulière du Collège de France. Avez-vous été le premier artiste à y être invité ? Était-ce la première étape, la première mise en perspective de ce travail ?
MP — En 2018, le Collège de France a organisé un grand colloque de rentrée sur les questions migratoires. Dans le cadre de ce colloque, l’administrateur de l’époque, Alain Prochiantz, a demandé au musée national de l’Histoire de l’immigration de prêter quatre œuvres, dont Les Cahiers afghans et La Carte de Jawad dont j’étais l’auteur. Suite à ce colloque, il a souhaité me rencontrer et a manifesté son intérêt pour ce projet en constatant la proximité qu’il pouvait y avoir entre mes recherches et celles de certains professeurs. C’est ainsi qu’a été créée la première résidence d’artiste au Collège de France. J’ai alors demandé à travailler un peu comme peuvent le faire les professeurs de cette institution, c’est-à-dire en exposant mes recherches au fur et à mesure de leur avancement. Un mur a été construit dans leur forum, où tous les deux mois je proposais un accrochage de mon travail en cours. C’est lors de cette résidence que j’ai rencontré des migrants qui avaient bénéficié du programme « Pause », un programme universitaire d’accueil pour des chercheurs ou des enseignants qui ne peuvent plus travailler dans leur pays d’origine. J’ai ainsi pu rencontrer Ali, l’astronome, et Marwan, spécialiste de la biodiversité. Le dernier accrochage s’appelait L’Atlas en mouvement ; c’était une petite préfiguration de ces croisements de disciplines. Le Collège de France était devenu un lieu où les migrants venaient régulièrement montrer des choses qu’ils produisaient. Cela a généré des rencontres entre eux, les professeurs et les auditeurs du Collège de France, et a donné lieu à des échanges très étonnants.

JFC — Vous avez entre-temps mené d’autres projets, notamment celui réalisé pour le prix Cartier-Bresson, La Ruine de sa demeure, qui fait l’objet d’une exposition au printemps 2022. Vos projets sont-ils totalement autonomes, ou ont-ils aussi fait l’objet de croisements ?
MP — L’atlas est le grand carrefour où se retrouvent beaucoup de choses, notamment des voyages au Moyen-Orient que j’ai réalisés dans le cadre d’un projet en rapport avec l’histoire de mon père, né au Liban. J’ai photographié des villes totalement détruites qui sont des lieux de départ de migrants. L’atlas reprend aussi des travaux que j’ai faits ailleurs, notamment à Lesbos. Dans le camp de Mória, situé dans le Sud de l’île, j’ai retrouvé des Syriens qui venaient d’Alep et des Irakiens qui venaient de Mossoul. L’atlas permet de reformer une cartographie des endroits dont ils sont originaires, par lesquels ils passent et où ils arrivent. C’est ce qui m’a passionné dans ce travail : des choses qui ont pu être faites à différents moments peuvent dialoguer les unes avec les autres et redéployer un autre récit.

JFC — Après son exposition au Mucem, quelle forme prendra l’atlas ? Va-t-il proliférer ? Donner lieu à des chapitres autonomes qui prendront leur essor ?
MP — Je ne sais pas. Je ne spécule pas. Parfois, je suis habité par des projets que je peux décrire dans les moindres détails alors que je ne les réaliserai jamais ; et inversement, des choses que je n’imaginais pas du tout possibles se matérialisent. Ce qui est sûr, c’est que cet atlas ne sera jamais terminé. Le mouvement qui l’anime doit rester infini.

JFC — Iriez-vous jusqu’à inviter d’autres photographes à s’en emparer, comme d’une matrice ? Pour l’instant, vous êtes le seul photographe à la manœuvre. Mais est-ce que vous pourriez céder l’atlas ? Cela pourrait être une transmission, d’autres photographes pourraient s’en saisir ?
MP — Il y a une chose que Michel Foucault dit de son travail qui me plaît beaucoup : il le voit comme une boîte à outils. J’aime l’idée que ce que l’on fait puisse être réinvesti, servir d’autres discours. La possibilité d’un deuxième niveau de circulation qui serait opéré par d’autres me semble très stimulante. Je considère que je n’invente pas grand-chose ; je me saisis d’un réel qui existe et j’essaie simplement de trouver la bonne façon de le montrer. Je fais de l’histoire sans être historien : en produisant des photographies aujourd’hui, je montre un présent qui constituera les archives de demain. En les faisant dialoguer avec d’autres images dont je ne suis pas l’auteur, je crée de nouvelles formes de récits. C’est pour ça qu’il est important de ne pas considérer mon seul point de vue, mais de faire se croiser différentes perspectives.