Georges Didi Huberman SORTIR DU GRIS, extrait du texte publié dans la traversée, édition du jeu de paume et du point du jour, 2014

Paris, le 17 juillet 2013

Cher Mathieu Pernot,

Je relis aujourd’hui la première lettre, je crois, que vous m’ayez adressée. Elle est encore rangée dans votre ouvrage sur le camp de Saliers que vous m’aviez offert dans le même envoi. Le temps est venu, sans doute, de vous répondre un peu plus sérieusement que je ne l’ai fait jusqu’à présent. Les années ont passé, j’ai croisé et recroisé votre travail, je m’y suis arrêté ici ou là, en sorte qu’il s’est peu à peu inscrit, qu’il a fait son nid dans ma propre façon de regarder un mur, une porte, une fenêtre, un nuage, un cri, le visage d’un Gitan. Les années ont passé sur mon impression première, éprouvée notamment en 2005 dans l’exposition de la galerie Vu, et elles l’ont renforcée, comme aiguisée, très patiemment. Je vous l’exprimerai d’abord par une formule qui me vient spontanément, et telle sera ma façon intuitive de vous dire cette impression que vos photographies, qu’elles soient « en couleurs » ou « en noir et blanc », comme on le dit maladroitement, suscitent – ou sont portées par – quelque chose comme un désir de sortir du gris. Au moment même où je la souligne, cette expression n’est pas encore bien précise, bien qu’elle ait à voir, d’emblée, avec quelque chose d’autre que de la pure et simple esthétique photographique, quelque chose d’autre qu’une pure et simple considération sur l’art contemporain. J’aimerais bien comprendre pourquoi des images telles que les vôtres suscitent – ou sont portées par – un tel désir, sortir du gris.

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Gris. Gris comme les murs de béton ou les portes closes des établissements pénitentiaires que vous avez beaucoup photographiés, notamment dans les années 2001-2002. Mais déjà, me semble-t-il, dans presque chacune de ces images, l’éventualité de sortir du gris donnait un possible horizon d’attente ou d’espoir (ou de rage). La porte est hermétiquement close, mais une inscription indique l’au-delà du plan vertical qui nous fait face : « salle d’attente », « cour » ou, même, cette promesse contenue dans le simple mot « libérables ». Façon de dire que du mouvement était possible malgré l’impasse visible, malgré cet obstacle bouclé à double tour¹. Dans la série intitulée Promenades, on découvrait la spatialité propre au paradoxe pénible d’une obligation faite aux prisonniers de « se promener » là même d’où ils ne peuvent, en aucun cas, sortir ou se sortir². L’une de ces images montre, par exemple, la clôture obsidionale et désespérante d’une « cour de promenade » aménagée dans le « quartier d’isolement » de la prison de Toulouse (fig. 1): mur gris en face et sur les deux côtés, grillage gris par-dessus, comme si l’administration pénitentiaire avait eu peur que les prisonniers parviennent à s’envoler (le très fort désir de s’évader rend peut-être cela possible, qui sait). Notre regard lui-même, devant cette image, semble n’avoir aucune échappatoire. La « cour de promenade » n’est rien d’autre qu’une cellule ou une cage un peu plus grande et, pourtant, votre geste photographique avait été très attentif à saisir cette grise clôture avec – ou même à travers – tous les signes visibles, souverains en un sens, du grand désir de sortir du gris : un ballon de football nargue, en haut, toute cette immobilité imposée ; le mot « révolution » gravé sur le mur, en face, conteste tout cet asservissement aux règles de la prison. Enfin, de la mauvaise herbe a poussé, en bas : nous la voyons, sur la photographie, aussi grise que le gris du béton, mais nous savons bien qu’en réalité elle sort du gris, qu’elle s’extrait du gris du sol comme une possibilité de vie verdoyante, de vie obstinée respirant la lumière. Une échappée dont le mouvement est si lent – voilà sa ruse – qu’il aura sans doute échappé aux gardiens eux-mêmes.

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Vous avez récidivé, mais cette fois-ci en couleurs, dans la série photographique intitulée Mauvaises Herbes et réalisée dans les cours de promenade du « quartier haut » de la prison de la Santé, à Paris (fig. 2). L’expression « mauvaise herbe » ou « mauvaise graine » vous trottait dans la tête, quand elle désigne ces enfants qui n’ont pas « poussé » comme il faut, pour une raison ou pour une autre, et qui se retrouvent assez régulièrement entre les murs gris d’une prison comme celle-ci. Ce que montrent vos images, c’est encore une fois cette dramaturgie de l’espace qui part de la contrainte, je veux dire qui cherche justement à en partir, à en sortir : barbelés à gauche, briques et grillages à droite, béton devant. Le sol aussi est de béton. Mais le béton lui-même s’est fissuré sous la très lente et souveraine force des radicelles, des mauvaises herbes, des rhizomes ou que sais-je encore. Et ce que montre votre image, pour finir, tient dans le contraste étonnant – un drame, une dialectique à l’arrêt – entre une vie très baroque d’une part, une vie faite de ramures, feuillages, gramitations, effets de lianes, splendeurs du désordre, tout cela qui sort du gris, contrainte, misère, asphalte, grillage ou béton, et qui, pour finir, rend cette cour abandonnée presque luxueuse et joyeuse, impertinente en tout cas au regard de ce qui la contient pourtant. Je pensais, devant votre image, à la façon dont Georges Bataille, dans la rubrique « Dictionnaire » de la revue Documents, avait brièvement saisi – stupéfié – la question de l’espace. Le mot espace fait sans doute partie des grands paradigmes philosophiques (ah ! l’« exposition métaphysique » du concept d’espace dans l’« esthétique transcendantale » d’Emmanuel Kant !), mais c’est au moment où il sait se montrer voyou, comme dit Bataille, qu’il vaut la peine d’être réévalué : « On ne s’étonnera pas que l’énoncé seul du mot espace introduise le protocole philosophique. Les philosophes, étant les maîtres de cérémonies de l’univers abstrait, ont indiqué comment l’espace doit se comporter en toute circonstance. Malheureusement l’espace est resté voyou et il est difficile d’énumérer ce qu’il engendre. Il est discontinu comme on est escroc, au grand désespoir de son philosophe-papa. […] L’espace rompt la continuité de rigueur [même s’il] ferait beaucoup mieux, bien entendu, de faire son devoir et de fabriquer l’idée philosophique dans les appartements des professeurs ! Évidemment il ne viendrait à l’idée de personne d’enfermer les professeurs en prison pour leur apprendre ce que c’est que l’espace (le jour où, par exemple, les murs s’écrouleraient devant les grilles de leur cachot.3). » L’idée ne serait venue à personne, sans doute, d’aborder la question de l’espace à travers l’« exemple », comme dit Bataille, d’une prison dont les murs se seraient écroulés sans raison prévisible. Elle est pourtant bien venue à l’auteur d’Histoire de l’œil – mais, justement, elle ne lui est pas venue comme idée, fût-elle surréaliste ou provocatrice : elle lui est venue comme image et, même, comme photographie tirée de l’agence Keystone pour documenter, je cite la légende reprise par Bataille, l’« effondrement d’une prison à Colombus (Ohio, USA⁴) » (fig. 3). Comme l’on ne nous dit pas pourquoi les murs de cette prison se sont effondrés, imaginons pour notre compte que les « espèces invasives » de ces modestes végétaux qualifiés de « mauvaises herbes » auraient pu finir - au terme d’un processus extrêmement lent mais obstiné des racines – par miner, ruiner de l’intérieur toutes les structures architecturales de la prison de Columbus et de les faire, pour ainsi dire, imploser.

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On pourrait donc sortir du gris par lente implosion radiculaire, par minage du terrain contraignant. Mais il y a d’autres implosions dans votre travail photographique : ce sont, bien sûr, toutes ces barres d’immeubles – gris béton – décrétées obsolètes, et que les entreprises de démolition font imploser dans les banlieues de nos grandes villes. Événements spectaculaires que vous photographiez « en noir et blanc », comme si le dégagement des immenses nuages gris faisait justement exploser le gris du béton architectural. Gris sur gris ou, plutôt, gris contre gris puisque c’est un champ de bataille visuel d’où fusent, si l’on y réfléchit un peu, certains états conflictuels inhérents à nos sociétés contemporaines. Vous avez, là encore, dialectisé toutes choses puisque, dans votre livre Le Grand Ensemble, vous faites alterner ces images en grisaille avec une série de cartes postales colorisées des mêmes barres d’immeubles promises, mais quarante ans plus tard, à la ruine par implosion⁵. Dans l’une de ces photographies d’implosions (fig. 4), l’architecture des grands ensembles a été complètement repoussée sur le côté, presque effacée. Les magnifiques volutes grises et blanches ont pris toute la place. Et voici qu’elles viennent rimer visuellement (ce sont, dans tous les cas, des structures fractales) avec les massifs arborés que l’on discerne à droite de l’image, comme si les souffles de poussière s’alliaient avec les formes végétales pour suggérer que la force n’est finalement pas toujours du côté du béton et de l’acier. Tout cela, d’ailleurs, implose ou explose dans l’indifférence affirmée de votre grand premier plan, le calme débit du fleuve – la Seine, puisque nous sommes à Mantes-la-Jolie – et sa rive déserte. C’est comme si une certaine vie physique – une vie végétale, fluide, atmosphérique – avait attendu son heure pour que les choses finissent par sortir du gris, fût-ce au prix d’une mise sens dessus dessous de toutes les grandes institutions sociales.

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Il ne s’agit pourtant pas de « la nature » et de son règne sur le cours des choses. Pas du tout. Encore moins de quelque apocalyptique des formes telluriques punissant le genre humain par un retour aux forces pures du monde physique. Il s’agit bel et bien de notre histoire et de nos sociétés contemporaines. Mais où sont passés justement, dans ces photographies, les êtres humains ? Il faut répondre, à cette question, qu’ils sont à la fois au centre et à la marge. Ils sont au centre du gris, mais ils sont là aussi pour en sortir. Ils sont au centre parce que c’est autour d’eux que se fabriquent les murs et les portes des prisons, les cellules et les couloirs de « promenades », les grillages et les barbelés. C’est pour les enfermer et les surveiller que l’on a construit tous ces panoptiques. C’est, ailleurs, pour les loger que l’on a construit tous ces immeubles de béton. On ne les voit, dans Le Grand Ensemble, que comme détails microscopiques de ces cartes postales que vous aviez réunies : on s’aperçoit alors qu’il s’agissait le plus souvent de photographies en noir et blanc sur lesquelles courent des trames d’impression colorées. Cela donne quelque chose comme une humanité qui, fût-elle au centre des grandes barres d’immeubles, ne se verra ici qu’en pointillé (et le plus « humain », dans tout cela, n’est autre que la collection de textes, émouvants, drôles ou énigmatiques, eux aussi « en pointillé », que vous avez trouvés au dos de chaque carte postale⁶). La question, en ce qui concerne les prisons, se révèle bien plus épineuse. Les prisonniers sont, évidemment, au centre de l’établissement qui gère leur enfermement. Mais, cher Mathieu, vous prenez bien soin de préciser, dans votre entretien de 2004 « Les prisons photographiques », que l’institution pénitentiaire ne vous a pas autorisé à photographier les détenus en dépit de l’accord éventuel donné par les intéressés eux-mêmes⁷. Comme si le fameux « droit à l’image » des personnes privées s’arrêtait, lui aussi, à la porte des prisons. Que reste-t-il alors à photographier de l’humanité carcérale, si ce n’est une humanité en traces, en signaux faibles, en graffiti, en vestiges d’actions invisibles…Voici ce que vous disiez en 2004 sur les séries des Portes et des Promenades : « […] ce qui compte dans ces photographies est ce que l’on ne voit pas, ce qui demeure à l’extérieur de l’image. […] Mais, si les images ne nous montrent pas directement des détenus, elles enregistrent les signes visibles, les indices laissés par ceux que l’on ne voit pas. Les murs des cours de promenade sont ainsi parsemés de graffiti, de dessins, de messages inscrits par les détenus. Ils sont de véritables surfaces sensibles, des espaces d’inscription leur permettant de fixer leur passage, d’enregistrer le fait qu’un jour, en un lieu, ils sont passés par là. Creuser quelques mots dans la pierre ou le béton constitue un acte très proche de l’enregistrement photographique, une façon de laisser une trace, d’affirmer un “ça a été” ou “j’ai été là”. Bien souvent, d’ailleurs, les détenus gravent un nom, une date ou un lieu, comme s’ils souhaitaient écrire la légende d’une photographie qui ne sera jamais réalisée⁸. » Vous construisiez donc une certaine analogie entre les graffiti de prison et la pratique photographique elle-même. Vous rappeliez pourtant, à quelques lignes de là, que les dispositifs de surveillance pénitentiaire analysés par Michel Foucault sont, significativement, contemporains de l’invention de la photographie⁹. Vous aviez, par ailleurs, beaucoup réfléchi à ces « carnets anthropométriques » imposés aux Tsiganes, carnets dans lesquels le cadrage photographique n’est rien d’autre, au fond, qu’un aspect particulier des multiples procédures par lesquelles un appareil d’État s’évertue à faire entrer dans le gris une population tout entière, quelles que soient ses différences, ses coutumes, ses temporalités, ses couleurs propres. Je ne veux pas suggérer, cher Mathieu Pernot, que vous vous contredisez. En invoquant à la fois la photographie comme procédure de surveillance (celle de Bertillon à la préfecture de police ou celle de Charcot à la Salpêtrière) et la photographie comme échappatoire à la surveillance (à travers votre analogie des graffiti), vous ne faites, en somme, que montrer la double face, la double possibilité que recèle toute pratique d’image. Il n’y a pour la photographie ni ontologie possible (« c’est ceci » ou « c’est cela ») ni morale universelle (« c’est bien » ou « c’est mal »). Il n’y a qu’une multiplicité de valeurs d’usage répondant à des choix qui peuvent être complètement opposés quant à leurs raisons éthiques et quant à leurs résultats esthétiques. Il en est d’ailleurs des images comme des mots, et comme de tout le reste : tout dépend de ce que vous faites avec. Une même langue, une même structure grammaticale de base, de nombreux mots en commun, et pourtant d’un côté ce sera Joseph Goebbels qui vous empêche de penser avec ses mots d’ordre, d’un autre côté ce sera Walter Benjamin qui vous permet de penser avec ses phrases inquiètes et sa poétique de l’exigence.

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Tout dépend, notamment, de ce que vous faites – puisque vous êtes photographe – avec le cadre. Je pense, bien sûr, à votre série des Fenêtres où tout semble s’ouvrir et sortir, exactement à l’opposé de ce qu’offrent, du moins au premier abord, vos Portes de prisons. Je pense, surtout, à votre travail de longue durée sur la question de la photographie d’identité. D’un côté, vous avez consacré une énergie très patiente – je veux dire aussi bien qu’elle fut douloureuse et qu’elle dut s’y attacher dans une longue durée, entre 1998 et 2006 – à ces « carnets anthropométriques d’identité » auxquels les Tsiganes sont soumis en France (aujourd’hui sous un nom différent) depuis une loi promulguée en 1912 sur l’« exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades¹⁰ ». Vous avez vous-même raconté votre plongée – qu’aucun historien professionnel avant vous n’avait menée à bien – dans les documents conservés aux archives départementales des Bouches-du-Rhône, département dont dépendait administrativement le camp de Saliers où furent parqués, entre 1942 et 1944, quelque sept cents Tsiganes¹¹. Vous avez donc commencé par faire émerger ce matériau photographique – ces documents de la barbarie – afin de leur conférer une valeur d’usage exactement opposée, une valeur de retrouvailles ou de reconnaissance, et non plus de discrimination ou d’indifférence. C’est ainsi que vous avez agencé tout votre travail artistique vers l’« autre côté » de cette documentation. Usage photographique contre usage photographique : vous avez ménagé la possibilité d’accuser cette documentation policière, et en même temps de l’utiliser à vos propres fins, qui étaient de retrouver les survivants de ce camp (la chose n’étant pas aisée, puisqu’il s’agissait de nomades). Alors vous avez vraiment fait sortir du gris tous ces visages du temps passé, vous les avez retrouvés et vous avez pu reprendre, plus dignement, votre appareil photographique pour composer les portraits de ces personnes. Vous leur avez rendu leurs noms en tant qu’acteurs de notre histoire contemporaine. Vous avez consigné leurs paroles, leurs récits, leurs témoignages. Vous avez retracé les chemins de leurs itinérances. Vous avez donné à comparer les images du site de Saliers en 1942 avec les images prises par vous en 1999 et 2000¹². Voilà bien une façon de changer de cadre. De rendre les images dialectiques, et de faire ainsi sortir du gris toutes ces personnes internées à Saliers pendant la guerre et maintenues, après, dans la marginalité et l’indifférence. En les faisant sortir de leur état d’invisibilité relative, vous les avez remises au centre de votre propos. Les Tsiganes de la région d’Arles – que vous avez connus par hasard lorsque vous étiez étudiant à l’École nationale supérieure de la photographie – sont devenus peu à peu vos amis. Ils n’étaient pas, en 1998, un sujet « en passant ». Ils ne le sont toujours pas aujourd’hui, puisque vous travaillez encore avec eux, et pas seulement pour fabriquer « de l’art ». L’art lui-même, s’il se tient à la hauteur de nos attentes, devrait savoir changer de cadre (c’est-à-dire migrer hors du territoire nommé « art », ce que vous faites remarquablement en investissant les champs de la recherche historique ou d’organisations bien dites « non gouvernementales »).