Vider les lieux
Mathieu Potte-Bonneville, texte publié dans Vacarme 29, 2004.


Les mages de Mathieu Pernot sont volontiers frontales : nettes et sans débord, minutieuses jusqu'à mimer leurs doubles policiers, fiches anthropométriques ou relevés topographiques. Manière de rappeler que l'objectif du photographe, lorsqu'il s'arrête sur les marges et sur les lieux d'enfermement, ne peut poser sur eux qu'un regard compromis, en tous les sens du terme : menacé par sa collusion avec d'autres images, d'autres clichés qui, dans le fonctionnement ordinaire des institutions qu'il s'agit de décrire, décident de la relégation et s'en font l'instrument.
Frontalité, donc, de ces photographies - on s'y sent convoqué tout droit. Et pourtant, elles ne cessent d'imprimer à ce qu'elles représentent de curieuses torsions. Dans son précédent ouvrage, Un camp pour les bohémiens (Actes Sud, 2001), Mathieu Pernot s'attachait à repeupler une mémoire, rendre visible un camp d'internement depuis longtemps effacé, gommé à ras de Camargue, et dont les nomades même qui en réchappèrent ne cultivent guère l'image. Hautes surveillances, qui paraît cet automne, est animé du mouvement inverse : lorsqu'on sait les prisons bondées, les dépeupler, vider les lieux. Ne retenir de ces espaces ni le nom, ni la date, les tirer vers l'épure - mais montrer du coup leur allure d'inaltérables ruines (gravats, écailles de plâtre, mousse dans les allées), les strates de temps qui s'y chevauchent (interrupteurs et portes de cachots, traces laissées sur le bois par les anciens loquets), les marques qui les griffent, indices visibles de ceux que les murs ont soustraits.
Ces images où rien n'est celé, pourtant rigoureusement opaques, procèdent en somme d'un double refus. Refuser de couler son regard dans l'oeilleton, et d'emprunter les voies que la prison aménage pour rendre les détenus visibles. Mais refuser de croire, et de faire croire, qu'à ce regard policé il suffirait de substituer un autre, qui saisirait enfin les prisonniers tels qu'en eux-mêmes et remédierait, par la seule grâce de l'image, à leur invisibilité sociale. À ce dilemme, Mathieu Pernot propose une solution singulière : montrer qu'on ne voit pas - mais par-là même faire signe, comme le font ces « hurleurs » qui, du dehors des enceintes, tâchent d'interpeller un ami ou un membre de la famille incarcéré, et dont le cri muet traverse, en couleurs, les pages qui suivent.

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